Adrien a 21 ans. Il présente des traits qu’on pourrait associer à l’actuel syndrome dit d’autisme à haut niveau de fonctionnement.

Adrien objecte à l’idée qui se dit, que la talking cure, inventée par Freud, ne conviendrait pas aux sujets avec autisme. Encore faut-il toutefois situer par où elle opère.

Je le reçois hebdomadairement en consultation depuis 3 ans, au sein de l’institution qui l’accueille maintenant depuis 13 ans. Il ne rate aucun rendez-vous. Il y vient seul, arrivant parfois bien à l’avance. Signe de la fonction éminente, pour lui, de ces rencontres. Adrien vient m’y parler. Nous y avons des conversations – des conversations particulières.

Parfois, il souhaite me parler d’un thème. Il se livre alors à un exercice proche des listes qu’il a toujours aimé faire, répertoriant et déclinant les différentes caractéristiques d’un sujet donné. Les capitales, par exemple ou encore la météo. Il me demande d’entrer dans l’interlocution de l’exercice. Nous nous y attelons, souvent dans la bonne humeur. Il organise ainsi à chaque fois un champ circonscrit, bout de monde, comme pour le délimiter dans ses éléments discrets.

Mais là n’est pas l’essentiel. Deux thèmes sont récurrents.

Souvent, il se doit de rappeler les circonstances de son arrivée dans l’institution. L’histoire est souvent la même. Il décrit avec moult précisions la difficulté de l’entrée dans un monde dont il dit « qu’il ne le connaissait pas ». Combien ce fut marquant à cause de ce qu’il nomme « sa timidité » et le fait que ce qu’il hait par-dessus tout, c’est « les changements ». Il ré-évoque alors en détails la scène des premiers moments. Il veut m’en témoigner, s’en souvenir. Et m’interroge sur leur déroulé, le fonctionnement de l’entrée dans l’institution, etc. A la fois comme s’il voulait les restituer, mais aussi, interrogeant sans cesse l’énigme que cela continue à constituer pour lui, encore aujourd’hui. Il en vient toujours à évoquer la détresse, tout aussi énigmatique, de ce moment où il était en pleurs, accroché à la porte autant que décroché de ses points de repères. Aujourd’hui n’est d’ailleurs pas n’importe quand. En effet, la question de sa sortie de l’institution se profile. Et comme il dit, « ça lui fait peur », il n’aime pas ça, et n’en a pas envie. Il interroge par-là, et met au travail, le saut dans l’avenir qui s’ouvre pour lui, le dur labeur et l’angoisse que constitue depuis toujours pour lui toute sortie d’une routine ritualisée.

Mais c’est aussi sa propre histoire subjective, la « mise en forme de sa vie » de ses 13 dernières années qu’il met à la conversation – comme s’il y était né un tant soit peu comme sujet. Ainsi, évoque-t-il, m’interrogeant plus qu’à l’occasion sur l’un ou l’autre détails, les personnes qui étaient là au fil du temps, qui sont arrivées, qui sont parties, où, quand, comment. Il tient en quelque sorte les annales de l’institution. Qu’est-ce qui a changé et est resté le même. Et surtout pourquoi.

Le pourquoi des choses est pour Adrien, à la fois essentiel et sans fond. Les pourquoi sont légions et dessinent la dimension d’énigme foncière du monde subjectif dans lequel il est, tout en ne l’habitant pas. C’est comme si rien dans la signification n’avait réussi à se fixer. D’où son plaisir à lister et fixer les choses. A ces pourquoi infinis, il attend que je réponde. Parfois, il y répond lui-même. Comme s’il s’agissait, à chaque fois, de redéfinir une boucle de signification. C’est un exercice. Pour lui, comme pour moi. Et puis, arrive un moment, où « c’est bon ». Jusqu’à la prochaine fois.

Rien à rééduquer là-dedans. Aucun accès à une pédagogie. C’est un exercice. Le sien. Infini. Dont il me fait, le temps de notre parcours en commun, un de ses partenaires nécessaires.

Nécessaire, car là aussi, Adrien contredit que la personne présentant un autisme n’aurait nul besoin d’un partenaire et d’une interlocution par la parole. Pour Adrien, cette interlocution est essentielle. Elle répond à une nécessité qui, de lui être tout-à-fait spécifique, porte par ailleurs à la structure. C’est ce qu’il s’agit – non pas pour le sujet, mais avec et par lui – d’isoler. Pour s’en faire un partenaire averti qui peut s’y prêter et en tamponner la portée de tourment.

Ce monde de l’énigme qui traverse jusqu’à ses affects, et le travail incessant qu’il convoque, laissent à Adrien peu de tranquillité. Il est tourmenté par le défilé du signifiant, des mots, du langage en tant que tel – et ce au niveau de la pensée et du corps. Il lui arrive de dire, souffrant : « Aujourd’hui, ça ne va pas. Mon cerveau chauffe trop. Je pense trop. C’est pour ça que je ne vais pas arriver à parler ». Il faut alors parfois savoir se taire, ensemble, un peu ; mais essentiellement, non. Plutôt s’agit-il que cela s’extraie un peu du seul niveau de la pensée, siège d’un phénomène quasi généralisé d’automatisme mental. Quand il se met alors tout de même à pouvoir parler, le signifiant défile. Cela peut aller jusqu’à ce qu’il n’en devienne plus du tout situable « qui parle » et d’où ça parle. Lui-même me demandant parfois pourquoi je viens de dire, ce que lui-même vient en fait d’énoncer.

Là se révèle alors toute la fonction de l’interlocution de la talking cure – ici dans les coordonnées toutes singulières à Adrien. A savoir que dans l’échange de l’interlocution – par la banalité de la conversation – trouvent à nouveau à se situer un peu les points d’où s’énoncent les énoncés qui le traversent. Permettant qu’ainsi se fixent quelque peu une attribution à ceux-ci. Il peut alors repartir, pour un temps, allégé. Déclarant, par exemple : « Mon cerveau est moins chaud ». Et de conclure : « J’aime bien parler avec toi, c’est important. »